La première page

(c) Manon Nouailhac
La porte s’ouvre sans effort. En la poussant, je le sais, je le sens : il n’y a pas qu’une seule porte. Dans son sillage s’en ouvrent déjà tant d’autres. Mais c’est la première qui compte. C’est là que tout commence, au 27 rue des Ursins, 3e étage gauche, 75004 Paris. L’odeur de tabac froid vient se figer dans mes narines. Je m’étonne de me sentir aussi bien. Le pouls parfaitement régulier. À peine un léger tremblement des mains. Je me rappelle cette journée cruciale dans ses moindres détails. Et pourtant c’est comme si je ne l’avais pas vraiment vécue. Ou plutôt, je l’ai trop vécue pour en avoir eu pleinement conscience sur le moment. Le studio est en désordre. Une tasse de café à moitié pleine traîne à terre près du cendrier. Les draps sont en boule sur le canapé-lit. L’évier déborde de vaisselle sale. Un fond de vin dans les verres. La lumière décline à travers d’épais rideaux. Il est encore tôt, on croirait pourtant que la journée s’achève. En fait, on croirait qu’il ne fait jamais jour ici. L’appartement transpire la nuit. J’ai du mal à réaliser où je suis. Du mal à réaliser que j’y suis. L’enchaînement limpide des événements traverse encore mon crâne. Le métro de bonne heure, les voyageurs compressés et ce sac à dos collé à mon visage, l’étiquette en évidence, comme une provocation. À Gare de Lyon, le jeune type est descendu, semant son adresse devant mes yeux, comme un appel. J’ai repensé à Monsieur Édouard, à nos après-midi au BHV. Et j’ai entendu, malgré le sifflement du métro, son jeu de clés à percussion tinter très distinctement dans ma poche. L’étiquette de la rue des Ursins était une invitation à laquelle je ne pouvais me dérober. Il n’y a rien d’impulsif, d’instinctif dans ma manière d’agir. C’est à peine si j’ai un instinct d’ailleurs. Au contraire, tout a déjà été si parfaitement pesé dans mon esprit, que le passage à l’acte se confond simplement avec le reste des hypothèses. Au fond, je me demande si les événements ne préexistent pas aux actes. Le petit studio mal rangé de la rue des Ursins est venu à moi, autant que je suis allé à lui. C’est comme si le canapé, la tasse, les rideaux…, se matérialisaient, là, en direct, pour moi, au troisième étage de cet immeuble qui m’était, il y a une heure à peine, complètement inconnu. Le pas est tellement vite franchi entre une décision et une action, entre une simple pensée et sa réalisation, que les choses doivent bien, d’une façon ou d’une autre, nous devancer. À force de les imaginer, on finit par leur donner vie, mais une vie qui leur est propre et qui échappe totalement à leur créateur.

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