La plaie intime - entretien pour la revue « Persona »

 

 « Écrire [...] est une manière de donner l’intime en partage » - entretien paru dans le numéro 12 de la revue Persona.

 

 

 

 

 

Cyrille Latour, né a Paris en 1978, partage ses activités entre musique (bassiste d’Emma Sand Group), scénarios pour la série Vestiaires et écriture (trois romans aux éditions L’Amourier). Son dernier récit, Mes Deuzéleu, paru aux éditions Lunatique, met en lumière les abus sexuels dont il a été victime et dont nous parlons aujourd’hui.

 

Dans ton livre le protagoniste se nomme Camille avec deux LL et un E, d’où le titre. Ton prénom s’écrit aussi avec deux LL et un E. C’est ton histoire et pourtant tu as voulu changer de prénom, pourquoi ?

Cette histoire, mon histoire, c’est moi, bien sûr, qui l’écris, mais c’est Camille qui la raconte, à la première personne. C’est lui qui dit «je» et, par là me permet, m’autorise pour la première fois, à dire «je» — un «je» double, donc, qui m’expose tout en me protégeant.

C’est, je crois, une manière de tenir (un tout petit peu) ce traumatisme à distance — c’est-à-dire, au moment où enfin je l’arrache de moi, éviter de trop m’écorcher au passage. En tout cas, je ne cherche pas à semer le trouble entre réalité et fiction — débat qui ne m’intéresse pas spécialement : toute fiction n’est-elle pas autobiographique, et réciproquement? Mais disons que cet «artifice littéraire» (narrateur et auteur distincts) me semble une manière d’orienter le livre du côté du récit — dont on peut s’emparer collectivement — plutôt que de la confession brute — qui prend le risque de la complaisance, du nombrilisme ou du règlement de comptes. Et cette question du récit commun est évidemment primordiale dans le cas des traumatismes sexuels enfantins, qui sont bien trop souvent tus par les victimes ou minimisés par les adultes. Mon histoire n’est pas que mon histoire : elle est devenue, par ce livre, celle de Camille; et elle est aussi celle de nombreux autres enfants. Il faut que l’on soit capable de parler — et surtout d’entendre — collectivement.

 

Tu es longtemps resté en retrait de ta propre histoire. Tu dis même avoir honte de l’écrire, que les mots et la colère viennent lentement. Tu précises même : « je substitue la honte à la colère ». Qu’est-ce qui a été le plus compliqué dans cette introspection ?

Cette honte est partagée par de nombreuses victimes : honte de ce que l’on a subi — comme si on y était pour quelque chose! — et honte de devoir assumer seul, et pendant longtemps, la responsabilité de porter cette histoire, d’en souffrir encore, quand tout le monde autour semble l’avoir oubliée. Oser en parler, c’est prendre le risque de «faire des histoires» d’en «faire encore toute une histoire», et c’est aussi, peut-être, se faire honte à soi-même, comme si l’on  en venait à instrumentaliser son traumatisme — ce que j’appelle mon «Joker» dans le livre. Honte de ne pas réussir à «passer à autre chose», en somme. Il me semble que la colère, au contraire, a le mérite de «passer» et donc de «faire passer». J’admire les personnes capables d’entrer dans des colères noires. Elles s’excusent toujours, après, en disant que les mots ont dépassé leur pensée. C’est ça que je leur envie : que les mots aillent plus vite, plus loin, que la pensée. Mes mots viennent toujours lentement : après être passés au crible des doutes, des excuses, des hésitations, des «à quoi bon?», de la honte... Écrire Mes Deuzéleu a été une façon de ne plus me laisser inhiber par cette honte, de ne plus m’en excuser, et d’accepter, en fait, après toutes ces années, d’être en colère — et de l’exprimer.

 

Et pourtant, tu vas même jusqu’à chercher un alibi à celui qui t’a meurtri : « Mon bourreau est plus à plaindre que moi, les autres sont toujours plus à plaindre... il faut le comprendre, il s’est délivré de son traumatisme grâce à moi ». La victime se retrouve souvent dans la position de pardonner. Est-ce une façon d’être dans le déni ?

Cet alibi, je ne l’ai pas cherché : c’est le récit que m’ont transmis mes parents. Ils ont réagi comme ils pouvaient, avec leurs propres inhibitions et tabous — leurs propres œillères. Ils n’ont pas su voir. Je ne leur en veux pas. Je pense véritablement qu’ils n’étaient pas capables de voir. L’éducation catholique est tout entière soumise au pardon (« Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés »). C’est en soi un très beau geste — un geste vers l’autre — mais qui peut malheureusement conduire à un oubli de soi. L’empathie, la compassion, pour nobles que soient ces sentiments, sont aussi des pièges : ils déportent le regard hors de soi, ils empêchent de voir, de se voir, de savoir. J’ai donc grandi sans avoir conscience que la vraie victime c’était moi, quelles qu’aient pu être les circonstances atténuante sde mon agresseur. J’ai reçu, dès mes six ans, ce déni en héritage.

Et il m’a fallu vingt-huit ans pour apprendre qu’il m’était non seulement possible, mais surtout totalement légitime, de refuser cet héritage.

 

Toi-même, tu dis avoir aussi eu la même tentation et que tu peux expliquer ce qui t’a retenu : la société a fixé les limites, a tracé les frontières, même si le jeune homme que tu étais pense qu’on le comprendrait comme on avait compris son bourreau. C’est un cercle vicieux.

Cette tentation de reproduire — à l’adolescence, au moment où le travail des hormones m’a en quelque sorte révélé ce que j’avais subi —, je ne l’avais jamais dite. Ce passage a été le plus dur à écrire, même si ou parce qu’il me semble aussi le plus important.

Car au fond, dans ces histoires-là, on s’intéresse peu aux victimes. Ou plutôt, on s’intéresse à leurs paroles, à leurs témoignages — qui sont des actes courageux, et qu’il faut bien sûr se donner les moyens de recueillir, d’accueillir, d’accompagner —, mais on en mesure rarement les conséquences sur le long terme. Comment est-ce qu’on se construit en étant victime? Et comment se construire quand on  ne sait même pas se nommer victime? On a plutôt tendance à sacraliser, par la négative, la figure du prédateur — fascination assez morbide, comme devant un fait divers — en passant vite sur le fait qu’il a souvent lui-même été victime. Là encore, il y a du déni, un déni collectif : ne pas voir le cercle vicieux.

 

Et puis il y a le silence de la famille. Tu dis de tes parents : « Leur consolation était la pire des pommades ». Ils ont évidemment une part de responsabilité qui doit être également pour toi dure à porter.

Ce que je reproche à mes parents, c’est le silence, bien sûr —, mais ce silence n’est pas exactement le leur : il est le propre des « bonnes familles », il est ce voile dont on recouvre ce qui soi-disant relève de l’intime. Quel mal ne fait-on pas, ne justifie-t-on pas, ne protège-t-on pas, au nom de l’intimité? Il faudrait pouvoir ouvrir l’intime, en faire un langage commun qui soigne et non un silence qui enferme et étouffe. Écrire, à mon sens, est une manière de donner l’intime en partage — à condition, toutefois, de trouver la bonne forme, ne pas tomber dans le pur déballage narcissique : on peut rester pudique dans ce dévoilement de l’intime.

 

Tu hésitais à parler de ce secret, mais c’est finalement l’écriture qui va rendre visible ce que tu caches depuis tes six ans. Pourquoi d’après toi as-tu mis si longtemps à te mettre à table, comme tu dis au début du livre ?

Dans mon histoire, il y a bien sûr, dès mes six ans, le silence de mes parents. Mais il y a aussi, vingt-huit ans plus tard, leurs paroles — à la faveur d’une circonstance improbable, que je raconte dans le livre. Je n’ai pu me libérer et écrire qu’à partir de ces paroles. Et au fond, Mes Deuzéleu est moins  le  récit du traumatisme que du silence qui a suivi. Comment se construire sur une parole absente ? Ça a été tout l’enjeu de ce livre que d’essayer d’écrire autour de ces mots qui m’ont si durement manqué, mais qui m’ont été, enfin, rendus.

 

 

Propos recueillis par Frédéric Lemaître  (Persona n° 12, printemps-été 2020)



 

 

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