Tu retournes en hiver dans la maison où tu as passé tant d'étés

Les éditions l'Amourier m'ont demandé, pour le numéro de fin d'année de la Gazette du Basilic, un texte inédit. 
Une façon de me remettre à l'écriture, de me remettre par l'écriture.  

Voici ce court texte en hommage - comment pourrait-il en être autrement désormais ? - à Manon Nouailhac.



Tu retournes en hiver dans la maison où tu as passé tant d’étés. C’est le dernier hiver. Le jardin est sous la neige. Les meubles sous les draps, dans l’attente du déménagement. Depuis plusieurs semaines déjà, la famille s’est répartie livres, vaisselle, photos, tableaux, bibelots, cahiers de recettes – témoignages de toute une vie promis à un nouveau destin. Transmission matérielle dont tu as eu ta part.
Tu viens toucher aujourd’hui un autre héritage.
Sylvain t’accompagne et te filme avec une caméra Super-8. Images silencieuses – tremblantes, floues. Tes mains. Tes bagues. Et cette cigarette dont tu te saisis d’un geste sûr. Tu es dans la cuisine. Peut-être retrouves-tu, dans la vapeur en équilibre, les volutes familières des ses Gitanes ? Il te faut du temps pour t’habituer au silence qu’elle laisse, à l’écho de tes pas privés des siens. 
Tu ouvres la plupart des volets. La lumière, ravivée par l’éclat de la neige au dehors, fige la poussière. Le temps est suspendu ici, à mi-chemin entre hier et demain, entre ce que tu as connu et ce qui est voué à l’oubli, entre ce qui peut encore être retenu et ce qui s’échappe déjà. Les lieux nous habitent bien mieux que nous ne les habiterons jamais. Ils nous survivent. 
Pendant plusieurs jours, tu arpentes la maison vide. Tu t’en imprègnes pièce à pièce, son à son, odeur après odeur. Spectacle immobile des tapis pris dans la lumière, des chaises nues contre le mur, des ombres sur le papier peint. Symphonie des portes qui grincent et des lattes qui craquent. Maison vide, maison de vie. Il y a eu des joies et des rires, des repas sans fin, des fêtes dont le souvenir nourrit encore l’histoire familiale, des bêtises d’enfants, des disputes, des soirées d’insondable solitude dont elle ne t’a jamais parlé, des après-midi occupées à éplucher les légumes, des confidences à deux voix, des paroles et des gestes aussitôt regrettés, des téléphones criant dans le silence, des départs pudiques – la pudeur des bonnes familles. Pendant plusieurs jours, tu observes la danse secrète qu’improvise le temps qui passe avec le temps qui est passé. Tu notes en toi les mouvements du jour à travers les fenêtres, la caresse du soleil sur les armoires. Tu révèles ce qu’il reste de vivant. Et ce que ce vivant te révèle à son tour.
Le reste – saisir ton fidèle Contax, régler la focale et la vitesse d’obturation – n’est qu’un prolongement de toi-même.
Plus tard, tu rassembles les tirages pour une exposition au festival Off des Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles. Tu y reçois le prix « Errances Urbaines » de Sylvie de la Dure. Premier succès.

***

Plus tard, bien plus tard, tu as toi-même fait la connaissance de Sylvain. Il te raconte cet hiver dans la maison d’été.
Plus tard, bien plus tard, il développera le film Super-8, en dernier hommage.
Pour l’heure, tu poses sur l’écran les premiers mots de ton premier roman. Le narrateur parcourt des appartements vides. Il explore. Hume. Exhume. Sans le savoir, il imite les gestes silencieux, tremblants, flous. Sylvain te montre les tirages. Tu connais déjà ce papier peint, lierre grimpant parsemé de fleurs. Du plat de la main, à quelques centimètres, on en ressent déjà l’humidité. Tu pourrais raconter le goût de bois et de poussière qui imprègne la pièce. Sans le savoir, tu apprends à aimer la photographe derrière les photographies. Après avoir signé ton premier contrat d’édition, tu prends contact – ce qui pourrait s’apparenter à une première déclaration : Depuis que j’ai découvert tes photos, j’y retourne souvent (comme on retourne à une source, comme on retourne aux origines). Je serais flatté si tu acceptais que j’utilise une de tes images pour la couverture de mon roman. Tu la rencontres. De nombreuses fois. De plus en plus souvent. Je me surprends à être naturelle avec toi, dit-elle. C’est que je me rends compte que je joue souvent un rôle par ailleurs... Il n’est plus nécessaire de jouer le moindre rôle. Nous n’avons qu’à être nous-mêmes. Mais, tu l’apprends aujourd’hui dans la déchirure, il s’agit là d’un rôle impossible.
Dans l’appartement vide – si radicalement vidé –, tu vis désormais en hiver. À ton tour, tu imites ses gestes. Jour après jour, tenter de toucher un autre héritage. Révéler coûte que coûte ce qu’il reste de vivant. Parfois, tu réussis à t’approprier les lieux comme étant pleinement tiens – pleinement vôtres. Mais le lendemain, tu t’y sens à nouveau étranger – voyageur du passé prisonnier d’un futur qui n’existe plus.  
Alors tu écris : Tu me manques – comme s’il s’agissait d’un banal chagrin d’amour. 

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