J’écris “au-devant de moi” - entretien pour la revue Basilic


[entretien paru dans la revue Basilic]

http://amourier.raynette.net/pub/ftp/pdf/Basilic/Basilic63avecLiens.pdf?fbclid=IwAR3AkRNr-Dw6VvamRQIrGwju5LYqb3uN5hBIUPNJnTTAaiqgiizEcxZGO-U
Déjà auteur de deux forts romans, Del’univers visible et invisible (2012) et LaSeconde Vie de Clément Garcin (2014),Cyrille Latour nous a donné, en 2018, un récit bouleversant écrit en souvenir de sa compagne et mère de leur fille, la photographe Manon Nouailhac. En avant-première d'une rencontre qui aura lieu en octobre à Nice, nous avons eu envie de savoir quels étaient les enjeux d'écriture de cet encore jeune auteur.


Françoise Oriot : Tes deux premiers livres sont des romans, le troisième un récit autobio-graphique. Est-ce un tournant dans ton écriture ou as-tu toujours pensé que tu pratiquerais ces deux formes d’écriture ?

Cyrille Latour : J’ai, pour tout dire, quelques hésitations à penser en ces termes. D’abord, parce que je suis surpris, aujourd’hui, de constater la part autobiographique de ce qui relève pourtant de romans “de fiction”. Part dont je n’avais pas, en tout cas pas pleinement, conscience en les écrivant, et qui ne m’est apparue que rétrospectivement, non pas comme du refoulé ou un quelconque secret que l’écriture aurait “révélé”, mais plutôt comme une sorte d’accompagnement de ce que je vivais, voire (et c’est pour le moins troublant) de ce à quoi je me destinais. Ça mériterait de plus amples développements, mais disons que je ne crois pas du tout à l’imagination :l’écriture est plutôt affaire d’intuition. J’écris “au-devant de moi”, si je puis dire... Quant au récit autobiographique, il s’est imposé par la force des événements. Après la mort de Manon, sous le choc, pendant plus d’un an, je n’ai plus écrit la moindre ligne (comment écrire, qu’écrire, “après” ?). Je n’ai pu me remettre à l’écriture – ou plutôt m’en remettre à l’écriture – qu’en m’adressant à Manon et, peu à peu, trouver la forme de ce qui allait devenir Car l’amour existe– raconter le film de Pialat que nous regardions ensemble, manière de prolonger, de retenir quelque chose de ce temps où nous étions ensemble. Je ne sais pas si ce récit représente un tournant (c’est plutôt ma vie tout entière qui a pris un tournant !), mais il a très certainement changé mon rapport à l’écriture, en ce sens qu’il l’a confirmé. Il a par exemple souligné combien le travail de l’écriture – comme on dit, tiens, le “travail du deuil” – pouvait être un secours, un recours : mettre, en quelque sorte, l’épreuve à l’épreuve de l’écriture. Je n’adhère pas du tout à cette vision à la mode de l’écriture-thérapie. L’écriture échouera toujours à soulager, à donner sens. En revanche, elle peut donner forme :travailler la forme du récit, et ce jusqu’à la forme ultime de l’objet-livre (je ne louerai jamais assez le rôle des éditeurs !), pour pouvoir enfin tenir – poser là, ouvrir, partager, ranger, refermer – ce qui, jusque-là, était insaisissable.

Françoise Oriot :Le thème de la “seconde vie”, annoncé dans le titre de ton deuxième roman, était déjà très présent dans le premier : la seconde (ou troisième vie) de Monsieur Édouard, mais également les vies secondes que s’invente le narrateur en marge de lasienne. En quoi ce thème t’intéresse-t-il ?

Cyrille Latour :Probablement que je ne me suis jamais totalement remis de découvrir Jean Valjean en monsieur Madeleine – souvenirs romanesques forts, liés aux lectures que ma grand-mère me faisait des Misérables. Mais la vraie surprise est surtout la découverte inverse : comprendre que monsieur Madeleine était déjà présent en Jean Valjean. Au fond, dans cette question du double, le dévoilement m’intéresse moins que le voile lui-même. Et je réalise que c’est ce qui me guide : écrire “du point de vue du voile”, depuis “la profondeur de la surface”. On a pu me dire que mon écriture était “cotonneuse”, c’est peut-être que j’écris, juste ment, dans le coton du voile en quelque sorte : non pas chercher à le déchirer pour savoir ce qui se cacherait “derrière”, ou creuser la surface pour découvrir ce qu’il y aurait “en-dessous”, mais rester dans cet indéterminé qui à la fois dissimule et révèle.
 
Françoise Oriot :Il n’est pas commun de choisir d’analyser chaque séquence d’un film pour parler d’événements très intimes, beaux et douloureux. Le film de Pialat a-t-il joué ce rôle de “voile” dont tu parles ? Pourquoi écris-tu qu’ “une image vaut mieux qu’un souvenir” (page 33) ?

Cyrille Latour :Je n’ai pu écrire à propos de Manon (et même :écrire à Manon) qu’à travers Pialat, comme– en effet, je n’y avais pas pensé avant – à travers un voile. L’Amour existe est précisé -ment cet “écran” qui, non pas masque ce qui est trop douloureux à regarder, mais au contraire me permet de regarder – m’autorise enfin à regarder. En me plongeant ainsi, plan par plan, d’une manière quasi fétichiste, dans le film de Pialat, je cherchais aussi à comprendre ce qui fait qu’une œuvre “nous parle”(dans le sens commun de l’expression, une œuvre qui nous touche, mais aussi au sens littéral, une œuvre qui dialogue) et ce qui qu’elle en vient même à parler “pour nous”. Je me rends compte– c’est une analyse rétrospective, le processus est beaucoup moins clair au moment où j’écris – que mes trois livres passent chacun par ce type de médiation, de ce qui “nous parle” et “parle pour nous”, une médiation qui met en présence, ou plutôt propose/promet de le faire en créant simultanément les conditions d’une mise en absence. Que cherchent le narrateur de De l’univers visible...à travers les vies qu’il “visite” et l’étudiante de La Seconde vie.. travers les représentations de Lazare ? Il me semble qu’une façon d’accéder à sa propre histoire est d’en passer par celle des autres. On peut considérer cette attitude comme une forme de retrait, d’effacement, de pudeur maladive, d’impossibilité à assumer, à sonder ses propres souvenirs, ou au contraire, ce que je crois, comme une forme de partage. En ce sens, “l’image”, par le jeu de la médiation, vaut un “souvenir” mais c’est un souvenir commun, accessible et, surtout, un souvenir que n’altèrent ni le passage du temps ni l’usure des remémorations successives.

Françoise Oriot : Dans Car l’amour existe, ton attention est aussi très précise à propos de la bande-son, de la musique. Quels liens l’écrivain Cyrille Latour entre-tient-il avec les autres arts, à part le cinéma ?

Cyrille Latour :La musique occupe une part importante de ma vie, puisque je joue de la basse dans un groupe folk-rock (Emma Sand). Je me sens d’ailleurs moins musicien que bassiste : la basse a cette forme de “discrétion présente”, que je retrouve dans l’écriture – dans le fait même d’écrire. La basse, tout à la fois, s’efface derrière les autres instruments et les soutient. Quant au cinéma, j’ai “appris à écrire” grâce aux Fiches du cinéma, la revue que j’ai eu la chance d’intégrer après des études (d’ingénieur) qui me destinaient à une tout autre voie... (peut-être, tiens, quelque chose à voir, déjà, avec une “seconde vie”) Si je suis, bien sûr, influencé par mes lectures, l’envie d’écrire, la véritable impulsion, est venue de la fréquentation de certains films (comme ceux de Jaime Rosales ou d’Apichatpong Weerasethakul). Et je me demande parfois si je n’écris pas plus entant que spectateur qu’en tant que lecteur (vaste question : qui, du mot, de l’objet qu’il désigne, de l’image, vient en premier ?). Je crois que la musique et le cinéma me nourrissent ainsi – nourrissent mon rapport à l’écriture –, parce qu’ils sont des arts du temps : je rêve par exemple d’un livre qui se lirait dans le temps de son écriture. L’artiste américaine Laurie Anderson (autre grande influence !) a développé une “théorie de la ponctuation” selon laquelle, à la fin d’une phrase, plutôt qu’un point, il devrait y avoir une petite horloge pour indiquer le temps qu’il a fallu pour l’écrire...

 
Françoise Oriot : Justement le temps – puisque tu as placé en exergue à Car l’amour existe une citation de Proust ! Il y aurait le temps perdu : celui du film de Pialat, celui où tu contemples Manon regarder ce film que tu aimes, celui de votre vie à deux, de sa grossesse et de sa mort ; et puis le temps retrouvé où tu peux de nouveau, dis-tu, “écrire à Manon”, et envisager cette “Vie brisée, mais vie quand même”. La puissance de ton livre tient à la manière dont tu as su entrelacer ces différents temps. Comment as-tu fait ? Qu’est-ce que cela t’a appris ?

 
Cyrille Latour : Cette question du temps, des temps, est en soi très importante dans L’Amour existe : Pialat évoque, en filmant la banlieue de la fin des années 1950, ses souvenirs d’enfance des années 1920-30. Son film est à la fois une remémoration, une commémoration et une anticipation. Dans l’expérience du deuil, j’apprends à devoir composer avec le temps qui passe, mais je reste bien incapable d’expliquer ce qui passe avec lui. Je ressens un effet non pas de stagnation mais plutôt d’accumulation, de sédimentation. Le temps passe mais quelque chose du temps reste, se dépose, résiste. La beauté du temps “présent” n’est-elle pas d’être riche de ce qui a été – mais aussi de ce qui pourrait, de ce qui aurait pu ? Les temps cohabitent. Pendant l’écriture de Car l’amour existe, l’écran/miroir où défilaient les images de Pialat portait également, pour moi, jusqu’à moi, l’image de Manon. Je pouvais regarder le film et – véritablement “dans le même temps” – voir à nouveau le reflet de Manon. Le livre s’est ainsi fait le récit, en “temps réel”, de cette surimpression/transparence de temps mêlés, entre ce que je regardais et ce que je voyais.


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