« Un beau livre à glisser dans les mains de toute bonne ou mauvaise conscience » - chronique de Jean-Claude Leroy sur son blog (Médiapart)

 

« Avec le temps, le silence s’est mis à ressembler à l’oubli. » 1

« Ma plus grande peur : disparaître » 2
C’est-à-dire « ce qu’il s’est passé chez les B ». La banalité d’un viol n’a rien de banal. Comment vit-on ensuite avec la peur de ne pas en parler ? D’en avoir déjà parlé ? Parlé aussitôt fait. Parler pourquoi ? C’est fait. Si longtemps après.
Il y a eu parole – parce qu’il y a eu événement. Il y a même le procès d’un adolescent, qui ne semble pas se rendre compte. C’est pourtant lui. 
L’inconsidéré ?
« C’est à cette époque que je commence à écrire. Pour conjurer ma plus grande peur. Écrire pour ne pas disparaître. Pour laisser des traces. Mais écrire, comme tout le reste, avec la plus grande discrétion. Presque dans la clandestinité. » 3
Et pourtant c’est encore comme si cela n’avait pas été dit. Ou trop ou mal dit.
C’est surtout l’absence de sensation face au désir, et même l’absence de désir. Un résultat, cette sensualité qui ne sait se trouver ni grandir, s’épanouir. Elle a été bloquée, à l’âge de six ans !
Tout cela camouflé. Il faut vivre normalement, faire semblant que tout va bien.
Et c’est enfin une relation qui court sur huit ans, mais sans rien d’assez intime, sexuel. La femme s’en va. Avec une femme. Reste soi seul et le sentiment d’un désert sans rien.
« L’enfant de six ans a continué de faire ce qu’il faisait le mieux : être ce qu’il était. Ma mère venait m’aider à m’endormir. Elle se couchait à mes côtés. » 4
C’est un livre de son temps que ce Mes Deuzéleu, à l’heure où il est possible de dire (en tout cas, dire cela), où il faut entendre, car plus question de cachotterie, plus non plus de n’importe quoi. Du moins on l’espère un peu, sans y croire. C’est un livre au moins à charge contre les abuseurs innombrables, et parfois, semble-t-il, inconscients. C’est un va-et-vient entre passé resté impossible et futur qui ne fait pas mieux, avec un aujourd’hui qui fait ce qu’il peut, ainsi que l’on s’impose de respirer. Ce texte ne se plaint pas, il questionne la véracité d’un présent qui ferait si facilement fi de son enfer si celui-ci ne s’acharnait pas tant. Entre colère et cible, ce n’est pas ici une histoire qui finit bien, mais elle a le mérite de finir, ou presque finir pour peut-être commencer. La colère d’un père qui va enfin régler les compte de son fils qui sont aussi les siens, et corriger celui qui, à ce moment-là, n’avait su que gâcher l’instant donné. Sans doute faut-il se venger au moins une fois dans sa vie, avec sa vie. Que les comptes, non pas s’apurent, mais se règlent.
« Je l’appelle Camille, avec deux “l” et un “e”, dezéleu. »
Comme un témoin qui sait dire, revenir et redire, Cyrille Latour signe ce beau livre à glisser dans les mains de toute bonne ou mauvaise conscience qui veut bien s’attarder sur soi-même. Il est aussi l’auteur de quelques livres publiés chez L’Amourier, je ne le découvre qu’avec celui-ci, mais je sens que je devrais y regarder de plus près. Quand les mots sont là pour sortir de soi ce qui ne sort pas sans eux.
« Mes plus noires angoisses se logent, aujourd’hui encore, dans cet interstice qui distingue la pensée de l’action. Le passage à l’acte est bel et bien un passage. Je m’y suis aventuré. L’air a un violent parfum d’irréversible. Je me suis finalement arrêté en route, pour repartir en sens inverse. Trop tard. Déjà trop tard. La haine s’est emparée de moi. Une haine sans colère. Une haine comme un haut-le-cœur permanent. Et, derrière ce dégoût, une
amertume encore plus écœurante : la fierté d’être différent. La fierté de mes deuzéleu. » 5
 
Cyrille Latour, Mes Dezéleu, éditions Lunatique, 2019.

1) Cyrille Latour, Mes Deuzéleu, Lunatique, 2019, p. 35
2) Ibid. p. 36.
3) Ibid. p. 38.
4-Ibid. p. 20.
5-Ibid. p. 28.
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Jean-Claude Leroy

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